Rendez-vous atypique s'inscrivant dans une relation l'étant tout autant. L'exceptionnel était au goût du jour (ou soir, vu l'heure) et comme à chaque fois, elle n'était pas certaine de savoir ce qu'elle pensait vraiment de tout ça.

Lee était un homme qui, en tout point, n'était pas de ceux qu'elle avait l'habitude de fréquenter, autant professionnellement que de façon plus intime. Gentil. C'était le mot qui lui venait en pensant à lui. Trop gentil, et quelque part, elle attendait le jour où cet trait de personnalité se retournerait contre lui. Oh, ça n'avait rien de cruel, loin de là, et la coréenne ne se réjouissait même pas à l'idée que ça arriverait tôt ou tard. Elle savait simplement que la vie n'épargnait pas les gens comme lui.

Et pourtant, elle l'appréciait malgré tout, sans savoir exactement l'expliquer. Parce qu'il était parfaitement normal, et que le normal ne faisait pas partie de son quotidien. En sa compagnie, elle entrevoyait les bribes du genre de vie qu'elle aurait peut-être pu mener, sans cependant l'envie. Si vivre à Charney lui déplaisait jusqu'au plus profond de ses tripes, elle n'avait pour ainsi dire que très peu de regrets face à ses choix, et ce qui avait fait d'elle la femme qui se tenait présentement dans le hall menant à la salle d'attente des urgences.

Perchée sur des talons lui offrant la douzaine de centimètres lui manquant cruellement, elle était immobile, le regard rivé sur sa montre, puis son smartphone. Puisque ça n'était pas un rendez-vous galant, sa tenue avait été choisie pour être casuelle, jean noir et pull à manches longues couleur perle aux mailles épaisses et drapé de façon à laisser entrevoir ses clavicules et la naissance de ses épaules ; si elle pouvait enfin se passer du col roulé, les quelques ecchymoses ayant fleurit sur ses bras étaient encore trop visible pour plus de légèreté. Son allure générale était sobre mais de loin déplaisante, le maquillage léger lui retirant quelques années.

L'agitation autour d'elle avait fini par lui faire oublier son retard, lui rappelant ses propres années à Tokyo, presque de quoi la rendre nostalgique. Qu'une femme comme elle ait eu une réelle passion pour son métier surprenait ceux la connaissant vraiment, et elle peinait parfois encore à se justifier sa propre reconversion. Si le sacrifice avait été fait sans regret, elle devait admettre être professionnellement insatisfaite, frustrée même. Peut-être était-ce simplement son égo qui parlait, et elle avait après tout l'habitude de l'écouter. Chose certaine cependant, le Dr Kwon n'était plus une persona qu'elle empruntait avec plaisir, plus un fardeau qu'une facette de sa propre existence.

Sa voix eut tôt fait, heureusement, de la tirer de ses élucubrations cyniques, lui tirant un demi-sourire amusé. « Le contraire m'aurait étonné. » Son sac à main jusque là porté à bout de bras retrouva sa place au creux de son coude, alors qu'elle se glissait à ses côtés, ses pas se calant sur son rythme. « La routine. Des nouveaux clients qui se ressemblent tous, toujours les mêmes procédures. Rien de comparable à tes journées, probablement. » Le ton de sa voix était mesuré, charmant. « Et toi? J'espère que tu prends quand même le temps de te reposer. » Et la voilà soucieuse à présent, sincèrement — le froncement de ses sourcils le prouvant. Après tout, s'il n'était pas question de s'attacher à lui plus que nécessaire, elle n'était pas sans cœur ni sensibilité.

Le retour à l'air frais de la fin de journée fut bienvenu, un soupir finissant par quitter ses lèvres et affaisser ses épaules. « Où est-ce que tu comptes m'emmener cette fois, hm? » La question avait été posée avec une petite moue suspicieuse, un regard glissé en sa direction. Il avait ce chic pour l'entraîner dans des recoins de la ville à l'hygiène douteuse mais qui se démarquaient toujours par leur cuisine exceptionnelle. « Est-ce que je vais encore devoir prendre une douche désinfectante une fois rentrée chez moi? » Si le ton semblait sérieux, dans son regard brillait un certain amusement. Peut-être était-ce aussi pour cela qu'elle appréciait sa présence, qu'il ne se vexe pas au moindre trait d'humour, d'autant que le sien était particulièrement abrasif.

« Et ne me dis pas qu'on va devoir marcher. » Pour le dramatique de la chose. Que ce soit talons ou non, elle était loin d'être aussi précieuse, allons. Puis, le sourire en coin la trahissait, de toute façon.

L'un à côté de l'autre, ils formaient une image toute en contraste, un assemblage discutable de pièces de puzzle n'allant pas tout à fait ensemble. Et pourtant, elle l'avait rejoint là de son propre chef, parfaitement conscience de leurs différences et de tout ce qui impliquait une sortie en sa compagnie — probablement des choses que la plupart des gens ne considéraient pas. Si s'en plaindre ne lui viendrait pas à l'esprit (elle avait choisi cette vie) garder en équilibre les différents aspects de son existence ainsi que s'appliquer à conserver son image sans totalement travestir sa personne était parfois compliqué. Suffisamment pour qu'elle se demande, au moins l'espace d'un instant, si cela en valait vraiment la peine.

Et il fallait croire que son besoin non-assumé de normalité, au moins temporaire, avait fait pencher la balance en faveur de l'urgentiste.

Il disait se reposer, et elle savait que c'était faux, faisant de sa question une simple formalité rhétorique. Parce qu'il lui donnait cette impression de ces gens se noyant dans leur travail à défaut de savoir quoi faire d'autre de leur temps, et qui très souvent finissaient par se tuer à la tâche — parfois littéralement. Ce serait une triste perte, elle devait l'admettre, il avait un quelque chose que beaucoup de professionnels de la santé n'avaient plus, quelque chose qui faisait que c'était un type de bien. En perdre un de plus, en avoir un de moins, ce serait dommage, oui.

Le cœur même de sa réflexion était en décalage avec son attitude, comme très souvent en sa présence. La chirurgienne avait du mal à totalement faire abstraction, se distançant inconsciemment des civils, des innocents n'ayant rien demandé d'autre que vivre leur vie tranquille. C'était une dissonance parfois troublante, de celles qui nous font questionner les fondements de notre chemin de vie aux petites heures du matin, pour ensuite être oubliée aussitôt, mise de côté. Une réflexion creuse, le fruit (pourri) de sa lassitude grandissante.

« J'y croirais pas avant de l'avoir vu. » Le sourire affiché sur ses lippes maquillées était joueur, un tantinet amusé. Du coin de l’œil, elle l'observait encore : il ne changeait que très peu. Toujours égal à lui-même, gentil garçon qui n'aurait probablement jamais attiré son attention si ça n'avait été pour sa sympathie sortie de nulle part. « Ha ha. Hilarant, vraiment. » Le semblant de rire se teintait de cynisme alors qu'elle secouait doucement la tête, feignant une moue. Hyun-ah hésitait toujours à se laisser emporter par la légèreté qui venait toujours dans leurs soirées, cette normalité, encore, qui ne lui allait jamais vraiment. Ce serait lâcher prise, possiblement perdre le contrôle, et ça, elle en avait perdu l'habitude.

Ah, ça elle l'avait vu venir. Son explication lui fit plisser le nez alors qu'elle réajustait son sac à main. « J'espère qu'elles ne tombent pas littéralement par terre. » Une grimace de circonstances, qui très vite se transforma en un rictus railleur. « Si j'aime ce qui est épicé, huh? Venant d'un américain, je trouve ça culotté. » S'il y en avait qui étaient capables de trouver la mayonnaise épicée, ça voulait tout dire. « Un jour je te ferais goûter de la vraie cuisine coréenne. Tu comprendras. » Un rire dans la voix, elle ponctua sa presque promesse d'un haussement de sourcils révélateur, avant de héler un taxi et touchant le jackpot bien rapidement.

Une fois le véhicule arrêté, elle y monta sans attendre, laissant son compagnon de ce soir transmettre l'adresse au chauffeur. L'avantage avec les taxis du quartier, c'était qu'ils étaient décents habituellement, suffisamment propre pour qu'elle n'ait pas envie de choisir de marcher à la place. Ce qui ne l'empêcha pas de scruter le siège arrière, à la recherche de la moindre tâche, avant de préférer reporter son attention sur l'homme à ses côtés — ça valait surement mieux. « Alors, rien d'intéressant à me raconter, hm? Me dis pas que le chat est toujours la seule créature vivante dans ta vie. » Ah oui, le chat. Elle avait bien fait de prendre ses précautions avant de venir : deux crises allergiques en si peu de temps, hors de question.

S'intéressait-elle vraiment à sa vie amoureuse? Pas vraiment, mais. Il fallait bien prétendre. C'était bien ce que les gens faisaient habituellement, non? Cette tendance à mettre son nez où il ne fallait pas, cette curiosité malsaine à la recherche de la moindre miette croustillante sur laquelle se jeter.
Oh, à force de penser de la sorte, elle creusait toujours un peu plus le fossé qu'elle avait elle-même commencé à creuser, et la vérité, c'était qu'elle s'en rendait parfaitement compte.

« Franchement, ne deviens pas comme moi. » Un rire, creux. Comme elle, seule et persuadée qu'elle n'avait besoin de personne d'autre qu'elle-même.

Bien que la question soit avant tout rhétorique, elle se retient sciemment de répondre — ils finissaient toujours par la décevoir, d'une façon ou d'une autre. C'était une vérité qu'elle avait accepté depuis longtemps déjà et peut-être bien ce qui, inconsciemment, la poussait à restreindre si drastiquement le cercle de ses relations. Une façon comme une autre de se protéger d'autrui.

Ou dans son cas, n'était-ce pas lui qu'elle désirait protéger d'elle?

Ah. C'était une évidence, et trop y penser ne ferait que ruiner son humeur. Non, elle préférait plutôt reporter ses pensées sur l'idées d'un restaurant à la limite de l'insalubrité, la douche bouillante qu'elle prendrait à son retour et le fait qu'elle n'aimait pas les taxis. Surtout quand ils étaient bavards, ou incapable de cesser de la fixer via le rétroviseur. Là où d'autres pourraient se sentir en danger, elle-même n'appréciait que peu être épiée, surveillée.

Un rire railleur quitta bientôt ses lèvres à sa petites pique, qu'elle n'hésita pas à relever dans l'instant. « Méfie toi, un jour ça finira par se retourner contre toi. » Ca la faisait rire, évidemment, juste une petite pointe d'humour dissimulée derrière une expression taquine. Puis, elle savait à quoi s'attendre en lui laissant le choix de leur destination. Il ne restait qu'à espérer (pour lui surtout) qu'un de ses choix farfelu ne finisse pas par réellement les empoisonner un jour.

Laissant son regard brièvement se perdre sur l'extérieur, la route et la ville défilant doucement, elle finit malgré tout par reposer ses prunelles sur lui, l'écoutant attentivement. Aucune surprise ne vint habiller son minois à sa réponse, cette dernière somme toute prévisible. « Trouve toi quelqu'un d'aussi absent que toi. » Une solution somme toute simpliste, lancée avec un vague haussement d'épaules. La vérité, c'était que Hyun-ah ne se sentait nullement investie dans sa vie amoureuse, pas plus que celle de quiconque. Et s'il méritait probablement quelqu'un de bien à ses côtés, elle ne serait pas celle qui l'encouragerait à faire un effort. La légèreté taquine revint d'ailleurs bien rapidement lorsqu'elle rouvrit la bouche, un demi-sourire amusé ourlant ses lèvres. « Je me suis toujours dit que faire dans une oeuvre de charité pourrait être bon pour ma tranquillité d'esprit. » Évidemment, ça n'était rien d'autre qu'une boutade, d'autant qu'elle ne croyait ni au karma, ni à une nécessité d'apaiser sa conscience avec de bonnes actions.

Elle n'eut cependant pas le temps d'adoucir ses dernières paroles avec quelque chose d'un peu plus sérieux qu'il lui retourna la question. Si c'était à prévoir, la coréenne n'était pas certaine de désirer y répondre pour autant. Surtout pas présenté de façon aussi naïve. « Je n'ai pas vraiment besoin de ça. » Une moue était venue remplacer son air rieur précédent, alors que son regard, à nouveau, s'accrochait au paysage extérieur. « Ce n'est clairement pas dans mes priorités, en tout cas. Ma propre compagnie me suffit amplement. » Ce fut à son propre reflet qu'elle rendit un sourire absent, avant de réaliser qu'ils semblaient être arrivés.

À sa suite, elle sortit en lui soufflant un merci, tentant de ne pas paraître trop crispée ; si dans la bouche de certains, ce mademoiselle était une insulte cinglante, avec lui, c'était différent. Mais elle avait beau le savoir, elle peinait parfois à se sortir de ses réflexes, même en faisant des efforts. Pourtant, elle reprit très vite un air beaucoup plus naturel, mettant les pieds dans le fameux restaurant.

Bon, à vue de nez, ça semblait suffisamment propre pour qu'elle ne s'enfuie pas en courant, ce qui devait probablement être un bon point. « T'es en sursit, pour cette fois. » Un clin d’œil, un peu plus de légèreté, avant qu'elle ne prenne son bras, en quête d'une table. Au moins, pas besoin d'avoir quelqu'un pour les faire asseoir, pas de manières superflues ni de faux-semblants.

Ah. Quelle ironie.

« Et puis, sincèrement. Je suis pas convaincue qu'on ait tous besoin d'avoir quelqu'un. » Toujours le même sujet, un peu plus de spontanéité, aussi. Elle voulait s'en convaincre, du moins.

« Qui parle d'enfants? » Les enfants n'entraient jamais en compte dans ses plans, et c'était quelque chose qui ne changerait pas ; parce qu'elle savait qu'elle n'en aurait jamais, et ne pourrait même si elle le désirait. Cela dit, si ces quelques mots lui avaient échappé sans préméditation, le sujet de conversation, lui, ne serait pas poursuivi. Parce que c'était peine perdue, et que tous deux n'avaient ni la même conception des relations, ni les mêmes attentes envers ces dernières. Et que personne ne saurait jamais prendre aussi bien soin de sa personne qu'elle-même.

Non, il y avait bien plus intéressant que les histoires de cœur, du moins les siennes. C'était un sujet qu'elle n'abordait qu'avec une seule et unique personne, et ça n'était pas lui. Personne n'avait besoin de se voir confier ses états d'âmes ni de savoir à quel point cette ville, ce pays, lui déplaisaient ; personne, encore, ne saurait jamais qu'elle n'avait jamais vraiment digéré la fin brutale de ses fiançailles, elle-même incapable de se l'admettre. Tout ça, toutes ces émotions superflues qu'elle étouffait avec brio n'avaient pas de raison d'être partagées, encombrantes et oubliées au mieux, des tâches sur une toiles de voulant immaculées — parfaite.

Les paroles de la jeune femme la firent à peine tiquer, simple se dire que les gens sautaient en conclusion trop aisément. Quant au geste galant passé de date, elle ne répondit qu'avec un soupire et un demi-sourire amusé, prenant place sans broncher. La vérité, c'était que ce genre d'attention la laissait de marbre, se faisait bien plus souvent inconvénients gênants que gestes touchants. Des conventions qui n'avaient que trop peu de sens pour elle, n'existant que pour flatter les égos sans consistance.
Enfin, ça n'était pas à lui qu'elle attribuerait ce genre de dessein pas plus que de malice, cela ne lui ressemblerait pas.

Face à lui à présent, elle laissa son regard se perdre sur le mur, l'écoutent d'une oreille distraite. Si ce qu'il disait avec selon elle un fond de vrai, elle avait toujours trouvé l'argument de la technologie illogique, ou du moins, présenté de manière fallacieuse. « Tu sonnes comme un vieux gâteux persuadé que tout était mieux avant. » Taquine dans le ton de sa voix, elle préférait appuyer sur ce point-ci plutôt que de considérer l'état de son bonheur personnel. Voilà bien une notion qui n'avait aucune valeur pour elle, un luxe qu'elle avait forfait au profit de la vie qu'elle menait aujourd'hui.

Et personne, ni lui ni qui que ce soit d'autre, ne s'en souciait réellement.

Autant dire que très vite, elle avait préféré se plonger dans la lecture du menu, ses yeux glissant sur les plats, sans vraiment les considérer sérieusement. De l'extérieur, elle semblait toujours égale à elle-même, mesurée et distante, et pourtant suffisamment plaisante pour être approachable ; il n'y avait qu'elle-même pour savoir que le sujet (qu'elle avait lancé) lui déplaisait et que devoir se plier à l'exercice de l'introspection était une activité dont elle ne raffolait nullement. « Pas vraiment— In plissement de paupières songeur et elle releva le nez vers la serveuse qui semblait vouloir approcher, celle-là même qui les avait assis un peu plus tôt. Si lui ne semblait jamais à cours d'intérêt pour la nourriture qu'on lui proposait et qu'elle savait d'avance qu'il en commanderait bien plus que ce qu'il était capable d'avaler, ses propres habitudes étaient bien plus rigides, et elle s'y tenait, les écarts peu nombreux et mesurés.

S'il avait de bonnes manières et était attaché à sa galanterie d'une autre époque, Hyun-ah ne s'embarrassait pas de telles choses. Et puisqu'il était temps de commander, elle prendrait les devants. « Je vais prendre vos fajitas les plus épicées. » Ça rendait toujours sceptique, mais elle était on ne peut plus sérieuse. Au panthéon des traits inutiles, sa capacité à avaler plats épicés sans broncher ni maux de ventre se démarquait nettement. « Et de l'eau, gazeuse, s'il vous plaît. » Pas d'alcool en public, jamais. Et la jeune femme eu même droit à un sourire ; elle était plutôt mignonne, et la coréenne nullement avare de compliments, bien que silencieux.

« Un petit défi, ça te tente? » Son sourire s'était tout à coup fait presque vicieux, et surtout amusé. L'encart du menu n'avait pas échappé à son attention, ni la mention d'une variété de piments habanero particulièrement forts. Un fait qu'elle lui points du bout du doigt alors qu'elle reprenait la parole. « Si t'en mange ne serait-ce que la moitié d'un c'est moi qui paie le souper. » C'était un défi léger sans vrai enjeu, au delà de maux de ventre à potentiels, et d'une digestion particulièrement facilitée. Le genre d'acte stupide parfait pour deux médecins comme eux, non? Puis, s'il était question de se détendre, autant faire ça pour de bon, et ce genre de jeux se faisaient très rares dans son quotidien. « Alors? » Ça l'amusait déjà.