| la première fois que tu as vu la mer, tu ne t'en souviens pas, tu étais bien trop jeune. ton oncle te serrait fort dans ses bras, ton frère ne te quittait pas des yeux, tellement qu'il n'a pas vu la mer non plus. une fois au fond de la cale, si grande, vous étiez si pressés les uns contre les autres que personne ne sentait les embruns ou l'agitation des vagues. simplement un air de panique mélangé à l'odeur de la sueur et de l'humidité. tu ne pleurais pas, tu dormais peu. tu attendais. le 3 mars 2003, tu as quitté ton pays, emmené par ton oncle résidant déjà ailleurs, loin, de l'autre côté de l'océan.
une fois, tu as ramassé un caillou brillant, sur le bord du trottoir, que tu as gardé pendant une année, comme un trésor. c'était ton premier jour d'école, ton frère est rentré couvert de blessures. tu n'étais pas dans sa classe alors tu n'as pas su pourquoi, le temps de te serrer la main en te souhaitant bon courage, il était déjà parti, et quand il était venu te récupérer il n'arrivait pas à empêcher son nez de saigner. tu t'es fait quelques amis, ce jour là, mais si l'école c'est si dur, est-ce que tu peux vraiment leur faire confiance ? le 22 octobre 2005, tu as décidé que tu n'aimais pas vraiment l'école.
tu aimes bien les pansements décorés. avec tout un tas de couleurs, des petits animaux censés te réconforter, des globules rouges qui ont l'air amicaux. la première fois que tu as séché, ton frère t'en as collé une. une vraie, avec le poignet cassé et beaucoup trop d'élan pour que ça ne te fasse pas pleurer. assez pour tomber sur le coin de la table de la cuisine et le faire s'excuser pendant des heures en te serrant dans ses bras jusqu'à ce que tu t'endormes, ce soir là. le 6 avril 2012, ton frère a passé la soirée à désinfecter cette plaie qui refusait de se refermer, à s'excuser, à tamponner le sang qui s'écoulait avec un coton, à dire à quel point c'est un mauvais frère et qu'il faut pourtant faire confiance à la famille.
tu n'aimes pas ranger. ton oncle non plus, peut être, vu l'état de son magasin. tu aimes te cacher entre les étagères qui montent jusqu'au plafond, couvertes de livres, de babioles et d'objets précieux sans aucune valeur. tu te sens en sécurité, assis derrière le petit comptoir écrasé tout au fond entre deux armoires énormes remplies de bijoux en toc et d'assiettes décorées. il te montre comment réparer une montre et tu essayes d'écouter, tu essayes vraiment de t'appliquer, de ne pas envoyer les petits engrenages à l'autre bout de la pièce, mais tu sais bien qu'il ne te donne que les cas désespérés, impossibles à réparer, de peur de gâcher la marchandise. le 15 mars 2015, tu en as encore cassée une, que tu as jetée par la fenêtre. ensuite, il t'a demandé de ramasser chaque partie une à une.
tu as toujours des cadeaux qui t'attendent sur ton bureau, face à ton lit minuscule coincé entre la fenêtre et le mur. des biscuits, des pièces d'autres pays, des livres, des tickets pour un match de boxe... vous n'en parlez pas, ton frère et toi. est-ce qu'il vole de l'argent pour acheter ce qui te plaira selon lui, ou est-ce qu'il vole directement les objets qu'il dépose quand tu dors ? vous n'en parlez pas. le 31 août 2016 tu n'as rien trouvé, mais ton portable affichait plusieurs appels manqués. au commissariat, certains te reconnaissent quand tu viens le chercher. on se moque de vous, on vous insulte, mais tu baisses les yeux et te concentre sur la main de ton frère qui agrippe la tienne au point de te faire mal.
la photo sur le frigo montre deux étrangers. ton oncle dit que c'est sa sœur, et son mari. vos parents. est-ce que ton frère se souvient d'eux ? pas toi. vous n'en parlez pas. tu dors encore parfois dans son lit, quand ça ne va pas. tu ne sais même pas pourquoi ça ne va pas, mais tu acceptes son regard un peu attristé et ses bras toujours grands ouverts. tu n'as pas des bons résultats, tu ne sais pas ce que tu feras de ta vie et tu n'oses pas dire à ton frère que tu feras peut être comme lui, peut être que tu rejoindras un gang... tu as peur qu'il crie et te frappe, si tu lui avoues ce que tu as sur le cœur. alors tu fermes les yeux, la tête posée à côté des battements de son cœur. le 24 décembre 2018, tu t'es endormi avec le bruit si régulier de sa respiration tout contre ton oreille. ça durera pour toujours.
on l'a retrouvé étendu sur le sol, les bras écartés. ton oncle n'a pas voulu que tu regardes mais il n'a plus assez de force pour retenir ton corps en pleine croissance, déjà plein de vie et de force. tu voulais le voir de tes propres yeux. les policiers ont simplement parlé d'un règlement de compte entre voyous, ont scruté tes papiers et ceux de ton oncle avec plus d'attention que nécessaire et t'ont dit de ne pas avoir les mêmes mauvaises influences. toi, tu sais. grand frère ne se mettrait pas en danger, pas comme ça... pas alors que tu attendais qu'il franchisse la porte d'entrée avec impatience ce soir là. cette blessure... tout le monde en parle dans les journaux, alors pourquoi est-ce que les enquêteurs refusent de t'écouter, "l'immigré paumé qui ferait mieux de rentrer chez lui" ? le 25 décembre 2018, tu attendras ton frère pour toujours. |